Écriture


Éditions Mialet Barault
12 avril 2023
ISBN 978-2-0802-4153-5
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Vous doña Gracia
L’aïeule de la tribu perdue


Née nouvelle-chrétienne en 1510 et morte juive en 1569, doña Gracia voua son immense fortune à soudoyer les grands pour fuir l’Inquisition, tout en venant en aide aux juifs convertis persécutés dans l’Europe catholique de Charles Quint. De Lisbonne à Anvers, Venise et Ferrare, elle accomplit un invraisemblable périple pour finir à Constantinople, où le sultan Soliman le Magnifique l’accueillit, elle et les siens. De la Corne d’or, elle décréta l’embargo sur Ancône, port des États pontificaux, et construisit un havre pour les opprimés à Tibériade. Pour la première fois, les juifs et les marranes se dressaient face à la haine, sous la bannière d’une femme.
Quatrième de couverture

Si Thérèse d’Avila fut déclarée sainte et docteure de l’Église et que sa vie exemplaire, toute de sacrifices, sauva tant d’âmes, Doña Gracia sauva des vies. Elle mourut juive et nul ne sait où, preuve qu’elle n’est pas morte. La vraie vie se poursuit à travers les siècles et sauve. Merci à Michèle Sarde pour cet ouvrage flamboyant !
Michèle Sarde retrace la vie trépidante de cette belle jeune portugaise, de son baptême jusqu’à sa mort, tout en décrivant le Portugal de la Renaissance. Entre l’Inquisition espagnole et la Shoah que l’autrice a connue plus ou moins directement, on tisse des ponts, on franchit des lignes temporelles. On plonge dans la Renaissance lisbonnaise avec délice et frisson.
Michèle Sarde dresse le portrait de son ancêtre, issue d’une lignée juive chassée d’Espagne et convertie de force au christianisme à la fin du XVe siècle... l'autrice tisse une fresque de l'exil qui court sur cinq siècles, en un roman historique érudit et somptueux.

EXTRAITS :

La nuit dernière, j’ai rêvé encore de Doña Gracia.
Sur elle j’avais lu beaucoup de livres qui me la montraient tout en me la cachant. Soudain elle m’apparaissait telle qu’en elle-même, vivante et traversant le temps, de la Renaissance au xxie siècle. Je savais qu’elle était une construction, un double qui se multipliait à travers l’écriture de l’autrefois. Mais je savais aussi que j’avais besoin d’elle aujourd’hui. Qu’elle m’offrait ce modèle de vie que j’avais recherché dans d’autres femmes de l’Histoire et de mon histoire. Qu’elle me tendait ses fils pour débrouiller l’écheveau. La nuit dernière j’ai encore rêvé à Doña Gracia. Je n’avais plus besoin de livres pour lui redonner vie. Je n’avais qu’à laisser couler son existence dans la mienne. Elle avait l’habitude de ces métamorphoses léguées par d’autres femmes qui avant moi s’étaient inventé une filiation imaginaire dont Elle tenait l’autre bout. Je savais qu’Elle serait la compagne de ce nouveau voyage, l’objet de la recherche, guide du passé dans le présent, ombre portée sur ma route à travers la jungle du doute et de la reconnaissance. Je savais qu’elle serait ma Béatrice, son premier prénom et qu’elle me conduirait de nom en nom jusqu’à ma propre identité. Entre quête et enquête, j’ai décidé de partir à la recherche de Doña Gracia.

Je m’installe devant la vie de mon personnage sur l’écran où je vois passer des films et des séries. L’écran où j’écris aussi. Les images se déroulent. Ce matin l’écran s’ouvre à Lisbonne en l’an de grâce 1510 dans la chapelle de l’élégante demeure de don Alvaro de Luna et de son épouse Philippa.
—Je te baptise au nom du Père, du Fils, du Saint Esprit.
La toute petite fille qui sera VOUS Doña Gracia n’aura pas souvenir de cette journée de liesse religieuse alternant avec les félicités mondaines, où dans les patios intérieurs se presse l’élite de la société portugaise curieuse de savoir si le monarque en personne fera une incursion pour saluer les maîtres du lieu. Ils sont là cependant au grand complet les parents et les proches du bébé qui repose dans les bras de sa nourrice. Elle est sur le point de recevoir l’eau bénite, rejetée par ses aïeux espagnols en échange d’un refuge en forme de piège.
Par trois fois, le prêtre célébrant immerge ou verse de l’eau sur la tête de la nouvelle née [...] C’est sous le nom de Beatriz de Luna que vous êtes baptisée. Mais vous porterez au cours de votre existence au moins quatre noms de famille et trois prénoms. J’ai porté moi aussi quatre noms dont celui de plume que je m’étais choisi. Mais mon prénom est demeuré, fidèle au désir de ma mère et à son admiration pour l’actrice de Quai des Brumes, à qui Jean Gabin disait :
—T’as de beaux yeux tu sais !
Soudain Francisco, frère de la mère, croise le regard de l’autre frère Diogo, l’être au monde le plus proche de lui maintenant que leurs parents ont disparu et avec eux les souvenirs de leur Espagne, où l’on avait quand même eu le choix de partir sans se convertir. Leurs pensées et celles de leur sœur en ce moment convergent vers la petite fille qui vagit doucement sous ses langes brodés. Quel sera son destin ? Échappera-t-elle à la malédiction ? Francisco frissonne à l’idée qu’elle devra peut-être un jour faire alliance avec un vieux-chrétien, un chrétien de souche, qu’elle sera prolongée par une lignée étrangère à leur tribu. Il sait que si le pape et le monarque parviennent à installer l’Inquisition au Portugal, le sort des conversos portugais sera pire que celui de leurs cousins espagnols. Il faudra l’empêcher. Il se jure qu’il fera tout pour l’empêcher.
Lorsque les portes de la chapelle se sont refermées, l’assistance se rue sur les énormes buffets installés sur de longues tables rectangulaires établies sur des tréteaux dans les somptueuses salles de réception aux murs recouverts d’azulejos, de tapisseries des Flandres, de damas et de velours d’Italie. Les invités foulent les épais tapis indiens pour accéder aux porcelaines orientales remplies de victuailles issues des quatre coins du monde. Y figurent les délices exotiques issus des nouvelles découvertes où dominent le poivre, le sucre, la cannelle et toutes sortes d’épices inconnues dont la famille a le secret et qui lui sert à troquer sa sécurité. Un coup d’œil indiscret décèlerait dans le mélange subtil des mets quelques touches de plats typiquement juifs apportés d’Espagne, à base d’aubergine et de pois chiches. Il observerait aussi que les saucisses de porc dont raffolent les chrétiens de souche ont été remplacées subrepticement par des alheiras à base de perdrix ou de cailles.
Tandis que les derniers invités quittent la chapelle pour se consacrer aux nourritures terrestres, Doña Philippa se rapproche de Francisco, son frère préféré et lui chuchote :
—Tu le sais, c’est une promesse, ermano, cette petite sera pour toi...
—Comment avez-vous nommé Beatriz ?
—Comme c’était convenu ; elle s’appelle Hannah.
Hannah en hébreu, c’est Gracia en espagnol. Dès sa naissance, l’enfant a déjà trois prénoms : Beatriz pour les chrétiens, Hannah pour les juifs et Gracia pour le reste de sa vie. Comme je m’adresse à elle, dans ce dialogue entamé à chaque extrémité du couloir du temps, moi je lui dirai : Vous.